L’investissement dans les marchés émergents pose des défis ESG spécifiques. Tenir compte des considérations ESG dans la prise de décision peut améliorer les performances, et la demande d'investissements plus durables contribue à accompagner le changement.
Tilmann Galler
Dans nos Perspectives d’investissement 2021, nous indiquions que l’une des priorités des investisseurs en 2021 serait de comprendre comment les initiatives politiques et réglementaires mondiales qui sous-tendent les facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) sont susceptibles d’affecter de plus en plus l’environnement macroéconomique et la pérennité financière des entreprises.
Dans ce contexte, les investisseurs doivent-ils s’abstenir d’investir sur les marchés émergents compte tenu des normes moins strictes ? Dans cet article, nous examinons les divers défis ESG qui se posent sur les marchés émergents et estimons que le fait de sélectionner des entreprises capables de relever les défis et de s’adapter à l’évolution de l’environnement ESG peut créer des opportunités intéressantes en termes de performance, comme nous l’avons déjà constaté ces dernières années (Graphique 1).
Graphique 1 : Les leaders ESG ont surperformé sur les marchés émergents
Niveau d’indice en USD, base 100 en décembre 2010
Source : Bloomberg, MSCI, J.P. Morgan Asset Management. Les performances passées ne sont pas des indicateurs fiables des performances actuelles ou futures. Données au 31 janvier 2021.
Environnement (E) :
La préservation de l’environnement et la lutte contre le changement climatique deviennent des priorités politiques de plus en plus urgentes à l’échelle mondiale. Avec l’arrivée de Joe Biden à la Maison Blanche, les discussions sur l’accord de Paris sur le climat ont été relancées et devraient s’intensifier à l’approche de la conférence de novembre sur le climat (COP26).
La réduction des émissions de CO2 et l’objectif de neutralité carbone ont été identifiés comme des étapes importantes. Il y a cinquante ans, les pays développés actuels contribuaient aux deux tiers des émissions mondiales de CO2 et les marchés émergents seulement au tiers restant. Aujourd’hui, le total des émissions de CO2 a triplé mais le rapport s’est inversé, puisque les pays émergents contribuent à près de 70 % des émissions (Graphique 2).
Graphique 2 : Les pays émergents sont les premiers contributeurs aux émissions de CO2
Total annuel par région des émissions de CO2 provenant uniquement des combustibles fossiles et de la production de ciment ; en millions de tonnes
Source : Global Carbon Project, Our World in Data, J.P. Morgan Asset Management. Données au 31 janvier 2021.
L’Europe et les États-Unis se sont engagés à atteindre la neutralité carbone d’ici 2050, tandis que la Chine s’est donné 10 ans de plus. Pour atteindre ces objectifs, il faudra modifier considérablement les principes fondamentaux des entreprises présentes dans les secteurs à forte intensité carbone (comme l’énergie, les matériaux ou les services publics), mais aussi des économies dépendantes des combustibles fossiles (comme la Russie, l’Arabie saoudite ou l’Afrique du Sud). Les modèles économiques et commerciaux incapables de s’adapter seront probablement confrontés à des sanctions croissantes de la part des investisseurs et des gouvernements engagés dans la lutte contre le changement climatique.
Un exemple parlant concerne le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, qui fait actuellement l’objet de discussions en Europe et aux États-Unis dans le but d’éviter un arbitrage réglementaire.
L’ajustement tiendrait compte de l’intensité carbone des biens vendus. Les pays n’ayant pas fixé de prix suffisamment élevé pour les émissions de CO2 seraient perçus comme bénéficiant d’un avantage concurrentiel et seraient donc soumis à des droits de douane à la frontière. Mais la mise en œuvre est complexe. Tout ajustement carbone à la frontière doit être intégré aux obligations existantes dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce et doit également être lié aux programmes locaux d’échange de quotas d’émissions. Il existe également un risque qu’un tel mécanisme alimente de nouveaux conflits commerciaux, et qu’il se mue en fin de compte en une nouvelle frontière dans la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine.
À mesure que les pays émergents arriveront à maturité et que les services occuperont une place plus importante dans leurs économies, leurs empreintes carbone diminueront naturellement. Nous avons déjà constaté une baisse significative de la pondération des secteurs à forte intensité carbone au sein de l’indice MSCI Emerging Markets (Graphique 3). Néanmoins, des défis subsistent, notamment dans le secteur manufacturier, les normes de transformation alimentaire et la gestion de l’eau et des déchets. Les gouvernements peuvent se montrer réticents au changement s’il est perçu comme une entrave à la croissance du PIB et des revenus. Mais les entreprises émergentes qui font partie d’une chaîne d’approvisionnement internationale devront améliorer leurs normes, car les grandes multinationales commencent à optimiser leurs chaînes de valeur en fonction des critères ESG. L’incapacité à s’adapter constituera un désavantage important dans le paysage concurrentiel mondial. Nous pensons donc que la transition sera, dans de nombreux cas, plus rapide à l’échelle des entreprises qu’à celle des politiques gouvernementales.
Graphique 3 : Pondérations sectorielles de l’indice MSCI Emerging markets
Source : MSCI, J.P. Morgan Asset Management. Données au 31 janvier 2021.
Social (S):
Les droits de l’homme, les conditions de travail et d’hygiène, et la diversité sont des critères sociaux faisant l’objet d’une surveillance accrue au sein des entreprises exerçant leurs activités dans les pays émergents. La sensibilisation croissante des consommateurs et des investisseurs du monde entier incite les gouvernements et les entreprises à améliorer leur approche, les réseaux sociaux offrant une visibilité accrue des problèmes. C’est notamment le cas de la controverse sur les abus en matière de droit du travail chez Foxconn. Les rapports sur les mauvaises conditions de travail dans les usines chinoises de l’entreprise, qui fabrique des produits pour Apple, ont créé un cercle vicieux à l’échelle mondiale très négatif. Les entreprises qui exploitent leurs employés et les communautés dans lesquelles elles sont implantées risquent de ternir leur réputation à l’international.
Gouvernance (G):
Les facteurs environnementaux et sociaux revêtent une importance croissante, tandis que les questions de gouvernance touchant notamment la réglementation, la corruption, la transparence et les droits des actionnaires et des détenteurs de parts sont depuis longtemps prises en compte par les investisseurs sur les marchés émergents. Les indicateurs de la Banque mondiale fournissent de précieux renseignements sur les pays qui requièrent une vigilance particulière de la part des investisseurs et ceux qui ont déjà établi des normes plus strictes (Graphique 4). Toutefois, il est important de garder à l’esprit que ces indicateurs ne fournissent qu’un instantané de la situation actuelle et que la dynamique de la corruption et de la réglementation est très différente d’une région à l’autre. Ces dix dernières années, les pays asiatiques ont, en moyenne, progressé nettement plus qu’en Amérique latine, où la situation s’est détériorée. Même si les pays entreprennent des politiques plus durables et mettent en place des codes de bonne conduite, comme ce fut le cas en Corée du Sud, à Taïwan et au Brésil en 2016, les résultats peuvent varier sensiblement. Le secteur de la gestion d’actifs aura les yeux rivés sur le prochain plan quinquennal de la Chine pour vérifier si la réforme du secteur financier et le durcissement de la réglementation environnementale amélioreront également la gérance gouvernementale.
Graphique 4 : Contrôle de la corruption et qualité de la réglementation par pays
Le classement par centile indique le rang du pays parmi ceux couverts par l’indicateur global, 0 correspondant au rang le plus bas et 100 au rang le plus élevé.
Source : Indicateurs de gouvernance dans le monde (Worldwide Governance Indicators), Banque mondiale, J.P. Morgan Asset Management. Données au 31 janvier 2021.
L’un des principaux problèmes des entreprises émergentes est celui de l’actionnariat. Le flottant de l’indice MSCI Emerging Markets n’est que de 50 %, contre près de 90 % pour les marchés développés. Investir sur les marchés émergents signifie généralement être en position minoritaire, car l’entité est contrôlée soit par l’État, soit par des particuliers, soit par des familles. Le risque pour les investisseurs est que la direction de l’entreprise n’aspire pas uniquement à des objectifs économiques. Les relations étroites avec les représentants du gouvernement nuisent également aux efforts visant à lutter contre les pratiques anticoncurrentielles et la corruption et à protéger les droits des actionnaires. L’engagement est crucial pour obtenir une image plus claire de la volonté réelle de la direction d’améliorer la gouvernance. La capacité de provoquer le changement par le biais du vote aux assemblées d’actionnaires est plus limitée sur les marchés émergents que dans les pays développés.
Cependant, les responsables politiques des marchés émergents réagissent à la demande croissante à l’égard d’une meilleure gouvernance. Par exemple, l’adoption de codes de gouvernance d’entreprise à Taïwan (2010), au Brésil (2016) et en Russie (2014) a permis d’améliorer la représentation des administrateurs indépendants au sein des conseils d’administration. Dans l’ensemble des marchés émergents, cette représentation a augmenté de 10 points de pourcentage pour atteindre 51 % ces quatre dernières années. Les normes de gouvernance en Afrique du Sud sont déjà proches de celles des marchés développés.
Graphique 5 : Les normes de gouvernance s’améliorent dans les pays émergents
Pourcentage moyen d’administrateurs indépendants dans certains pays émergents
Source : Bloomberg, J.P.Morgan Asset Management. Données au 31 janvier 2021.
Conclusion
Les marchés émergents et les enjeux ESG constituent deux mégatendances à un carrefour de l’investissement. La croissance dynamique des marchés émergents devrait entraîner une représentation nettement plus importante au sein des portefeuilles au cours des dix prochaines années. Dans le même temps, en raison des préférences des investisseurs et de la réglementation des capitaux dans les pays développés, nous constatons une préférence croissante pour les investissements qui respectent les critères ESG.
Les marchés émergents ne sont pas homogènes, que ce soit au niveau des pays ou celui des entreprises. Mais la croissance et le caractère durable peuvent être conciliés par une recherche approfondie et un dialogue poussé avec les entreprises. Les entreprises qui bénéficient de la croissance rapide sur leur marché local mais qui, dans le même temps, démontrent une prise de conscience et une volonté de respecter les normes ESG mondiales, possèdent des modèles économiques durables. En effet, les caractéristiques ESG servent souvent d’indicateur de qualité car les entreprises performantes de ce point de vue sont souvent gérées dans une perspective à long terme et présentent des niveaux plus élevés de R&D et d’innovation.
En définitive, nous ne pensons pas que l’investissement dans les marchés émergents soit en opposition avec les ambitions ESG du reste du monde – l’inverse pourrait même être vraie. En exigeant des normes ESG plus strictes, les investisseurs contribuent à accélérer le changement. Le potentiel important d’amélioration des résultats durables et la prise en compte des critères ESG au sein de cette classe d’actifs offre de nombreuses opportunités de performance aux investisseurs à long terme.
0903c02a82b0fa4d