Un monde de taux d’intérêt négatifs est un contexte morose pour les épargnants craignant le risque, qui sont sevrés de revenus sans risque des sources traditionnelles.
Hugh Gimber
Un analyste financier qui aurait prédit des taux d’intérêt inférieurs à zéro aurait été traité de fou par la grande majorité de ses pairs il y a seulement 10 ou 15 ans. Pourtant, les taux d’intérêt négatifs constituent aujourd’hui un élément fondamental des politiques monétaires mises en oeuvre par les banques centrales de plusieurs pays développés pour inciter les ménages, les entreprises et les États à dépenser plutôt qu’à épargner.
Face au ralentissement de la croissance mondiale et à une inflation inférieure à la cible dans de nombreuses régions, certaines banques centrales semblent décidées à abaisser davantage les taux dans les prochains mois. Pour certaines, cela impliquera de faire plonger encore davantage les taux d’intérêt en territoire négatif. Même si l’appétit insatiable du marché pour l’assouplissement de la politique peut signifier que les prix de plusieurs marchés sont au niveau le plus ambitieux que l’on puisse raisonnablement atteindre, la tendance est claire (voir Illustration 1 ).
Illustration 1 : Taux directeurs actuels et taux implicites du marché à fin 2019
Source : Bloomberg, J.P. Morgan Asset Management. Les taux directeurs implicites observés sur le marché sont calculés d’après les swaps de taux d’intérêt à 1 jour. Données au 22 août 2019.
Quel objectif les banques centrales cherchent-elles à atteindre en abaissant les taux d’intérêt ?
L’objectif des taux d’intérêt négatifs n’est en rien différent d’une politique de taux d’intérêt conventionnelle ; inciter les ménages, les entreprises et les gouvernements à dépenser au lieu d’épargner, ce qui stimule la croissance économique. Les taux négatifs ont toutefois des conséquences inattendues car, en théorie les épargnants qui ont placé de l’argent sur des comptes de dépôt verront la valeur de leur épargne fondre lentement comme neige au soleil.
Une banque centrale qui baisse les taux à un rythme plus rapide que ses homologues s’attend également à ce que sa monnaie se déprécie, ce qui améliore la compétitivité des exportations de son pays. Il n’est pas surprenant de voir les banquiers centraux reléguer cet objectif au second plan en raison de leur propension à privilégier des « politiques du chacun pour soi ». Mais l’objectif de dévaluer les monnaies n’explique pas la course qu’ils se livrent actuellement pour faire baisser les taux d’intérêt, car les banquiers centraux à travers le monde tentent d’éviter l’appréciation de leur propre monnaie liée aux baisses de taux à l’étranger. Même le conseil de gouvernance de la Réserve fédérale américaine a caressé l’idée d’instaurer des taux négatifs.
Quels sont les effets des taux négatifs et jusqu’où ira la chute ?
En matière de taux d’intérêt négatifs, pas simple de passer de la théorie à la pratique. Dans un système de monnaie fiduciaire, les ménages ont la possibilité de retirer leur argent en espèces sonnantes et trébuchantes et de stocker l’épargne sous une forme physique, le scénario du «bas de laine». Ce qui ne fait pas les affaires des banques de détail, qui se voient appliquer un taux d’intérêt négatif (des frais, en somme) sur leurs fonds déposés à la banque centrale sans pouvoir le répercuter sur les épargnants par crainte d’une fuite des dépôts. Les taux négatifs sont par conséquent une simple taxe sur la rentabilité des banques. La politique pourrait s’avérer contre-productive si les banques répondaient en augmentant les frais sur les prêts ou pire, en accordant moins de prêts.
La banque centrale suisse fait figure de pionnière en matière de taux négatifs avec un taux directeur actuellement à -0,75 %. Jusqu’à présent, les banques ne les ont pas répercutés sur les ménages, le taux d’intérêt moyen sur les comptes d’épargne (généralement utilisés par les ménages) n’ayant pas chuté en deçà de zéro. Certaines banques suisses ont récemment annoncé qu’elles pourraient commencer à faire payer leurs clients les plus fortunés sur leurs dépôts d’ici la fin de l’année, même si la pratique est encore loin d’être devenue monnaie courante.
Les banques ont plus de facilité pour répercuter les taux négatifs sur les entreprises car il est difficile voire impossible pour ces dernières de conserver leur trésorerie sous forme physique elles auraient besoin de bas de laine bien plus larges.
Preuve en est la baisse des taux d’intérêt payés sur les dépôts à un mois qui sont principalement souscrits par les entreprises plutôt que par les ménages (voir Illustration 2).
Illustration 2 : Taux directeur et taux d’intérêt en suisse
Source : Banque nationale suisse (BNS), Refinitiv Datastream, J.P. Morgan Asset Management. Avant 2015, le taux directeur de la BNS correspond au milieu de la fourchette cible de la BNS pour le LIBOR à 3 mois. Données au 22 août 2019.
Les banquiers centraux sont conscients des problèmes inhérents aux taux négatifs, notamment pour le secteur bancaire, mais ils considèrent jusqu’à présent que l’impact net est positif. À un moment donné, les taux d’intérêt auront tellement baissé que les avantages ne l’emporteront plus sur les inconvénients, ce que l’on appelle le « taux d’inversion ».
La stratégie visant à atténuer l’impact des taux négatifs sur le secteur financier est connue sous le nom de « tiering » ou modulation. Lorsque la modulation est instaurée, les banques de détail ne se voient appliquer des taux négatifs que sur une partie de leurs réserves auprès de la banque centrale, un taux d’intérêt plus élevé (ou moins négatif) étant appliqué à la part restante.
La modulation est déjà mise en place en Suisse et au Japon. La Banque centrale européenne a fait savoir publiquement qu’elle envisageait d’appliquer cette stratégie à l’avenir, ce qui a contribué à faire plonger les anticipations du marché concernant l’évolution à la baisse des taux d’intérêt de la zone euro. En ce qui concerne le Japon et la Suisse, la modulation a eu pour seul effet de réduire, sans l’annihiler, l’impact négatif sur la rentabilité des banques.
Une solution radicale consisterait à passer à une société sans liquidités ce qui permettrait aux banques de répercuter les taux négatifs directement sur les ménages sans avoir à craindre une fuite des capitaux. Une telle approche serait très contestée politiquement, mais à l’instar de l’analyste financier traité de fou qui prédisait des taux d’intérêt inférieurs à zéro, tous les scénarios restent possibles.
Quel est l’impact sur les épargnants et les investisseurs ?
Un monde de taux d’intérêt négatifs est un contexte morose pour les épargnants craignant le risque, qui sont sevrés de revenus sans risque des sources traditionnelles.
Les investisseurs devraient garder en mémoire le principe selon lequel il n’y a pas de rendement sans prise de risque. Mais pour ceux qui sont prêts à tolérer une certaine volatilité du capital et/ou l’illiquidité, les solutions pour maintenir les revenus ne manquent pas. La dette des entreprises ou des pays émergents étant plus rentable, offre des revenus intéressants, mais il est important de privilégier la qualité en veillant à éviter les émetteurs surendettés qui pourraient être plus sensibles à un ralentissement net de la croissance mondiale.
Les actions qui distribuent des dividendes élevés peuvent également convenir à ceux qui ont un horizon plus long et qui peuvent tolérer une certaine volatilité du capital. Dans un portefeuille composé à parts égales d’actions et d’obligations, les actions génèrent désormais environ 80 % des revenus pour un investisseur en livres sterling et 100 % pour un investisseur en euros (voir Illustration 3). Au plan régional, le FTSE All-Share est l’un des indices d’actions qui versent les dividendes les plus élevés, même si l’incertitude liée au Brexit dissuade actuellement d’investir dans des actions britanniques. Pour les investisseurs qui peuvent tolérer l’illiquidité, les actifs liés aux infrastructures méritent d’être considérés comme une source de revenu fiable.
Illustration 3 : Proportion des revenus générés par des actions dans un portefeuille composé à parts égales d’actions et d’obligations
Source : Bloomberg Barclays, FTSE, iBoxx, MSCI, Refinitiv Datastream, J.P. Morgan Asset Management. Les courbes représentent la proportion des revenus générés dans un portefeuille composé à 50 % d’actions et à 50 % d’obligations. Pour les investisseurs en livres sterling, les indices utilisés sont le FTSE All-Share et l’iBoxx £ Overall. Pour les investisseurs en euros, les indices utilisés sont le MSCI Europe ex-UK et le Bloomberg Barclays Euro Aggregate. Les revenus des actions sont calculés à partir des dividendes distribués. La performance passée n’est pas un indicateur fiable des résultats actuels et futurs. Données au 22 août 2019.
Au moins en ce qui concerne l’Europe, les perspectives à long terme pour les rendements des liquidités semblent sombres. Les épargnants ont tout intérêt à planifier à long terme et à bien se renseigner sur les différents risques inhérents aux différentes classes d’actifs s’ils veulent atteindre leurs objectifs d’investissement.