Dans le second voIet de cette mini-série sur l’inflation, nous examinons de plus près la situation sur les marchés du travail dans les pays développés. Les difficultés observées sur les chaînes d’approvisionnement et évoquées dans le premier volet peuvent persister pendant quelques mois, mais la question de savoir si elles vont dégénérer en une problématique inflationniste durable dépend du marché du travail. Si les travailleurs sont en mesure de négocier une hausse des salaires face à l’augmentation du coût de la vie, cela peut alimenter une spirale salaires-prix et des pressions inflationnistes à moyen terme.
Ce pouvoir de négociation était notablement absent durant le dernier cycle. Pendant plusieurs années après la crise financière, alors que le chômage diminuait, la croissance des salaires est restée médiocre. Il est apparu que le rapport inversement proportionnel entre le chômage et la croissance des salaires était rompu. Il a fallu des délais conséquents et des taux de chômage proches de leurs niveaux record pour que les salaires commencent à augmenter.
Ce qui est frappant dans la reprise récente du marché du travail qui a fait suite à la profonde récession induite par la pandémie, c’est la vitesse à laquelle les travailleurs ont retrouvé leur pouvoir de négociation. Après la crise financière, il a fallu huit ans pour que le taux de chômage aux États-Unis, qui culminait à 10 %, redescende à son niveau actuel. Après s’être hissé à près de 15 % lors de la pandémie, le chômage américain a chuté à 3,9 % en moins de deux ans.
Le taux de chômage peut être une mesure imparfaite du resserrement du marché du travail, mais de nombreux signes indiquent que la demande de main-d’oeuvre est actuellement élevée par rapport à l’offre de travailleurs disponibles. Pour commencer, l’écart entre le nombre d’Américains qui estiment que les emplois sont nombreux et ceux qui pensent qu’ils sont difficiles à obtenir est très proche du niveau le plus élevé jamais enregistré. Et ils profitent de l’abondance des opportunités professionnelles et du fait changer d’emploi permet généralement d’obtenir une augmentation de salaire plus substantielle que de demeurer chez le même employeur. La mobilité professionnelle n’a jamais été aussi élevée qu’actuellement.
Les entreprises signalent également de fortes tensions sur le marché du travail. L’enquête de la National Federation of Independent Business montre que le nombre de petites entreprises qui ont des difficultés à embaucher les travailleurs dont elles ont besoin est très élevé par rapport à sa moyenne historique, et que le nombre de celles qui ont augmenté les salaires au cours des six derniers mois ou prévoient de le faire à l’avenir atteint des niveaux record. Le nombre de licenciements est également proche de ses plus bas niveaux, les entreprises préférant conserver leurs employés sachant qu’il est difficile de les remplacer.
Une façon simple d’évaluer les tensions sur le marché du travail consiste à comparer le nombre de chômeurs au nombre d’offres d’emploi. Ces 20 dernières années, le marché a essentiellement connu plus de chômeurs que d’offres d’emploi. Actuellement, bien que le taux de chômage soit encore légèrement supérieur à son niveau antérieur à la pandémie, le nombre d’offres d’emploi a explosé et dépasse largement le nombre de chômeurs (Graphique 1).
Graphique 1 : Nombre de chômeurs et offres d’emploi aux États-Unis
Millions de personnes
Source : BLS, JOLTS, J.P. Morgan Asset Management. On pourrait considérer que le taux de participation a rebondi s’il retrouve son niveau de février 2020 et que les actifs concernés sont enregistrés comme chômeurs. Guide des marchés - Royaume-Uni & Europe. Données au 7 janvier 2022.
Or, pour être comptabilisé dans les chiffres du chômage, il faut être à la recherche d’un emploi, et le pourcentage d’Américains qui travaillent ou cherchent un emploi (le taux de participation) a diminué depuis le début de la pandémie. Une hausse du taux de participation, lorsque/si davantage d'individus se mettent à chercher du travail, peut-elle permettre d’atténuer les tensions sur le marché du travail ?
Depuis le début de la pandémie, l’augmentation de la population non active aux États-Unis (personnes ne travaillant pas et ne cherchant pas d’emploi actuellement) est principalement imputable aux personnes âgées de 55 ans et plus. On peut supposer que la plupart de celles qui travaillaient avant la pandémie finiront par reprendre leur emploi. Toutefois, il y a de bonnes raisons de penser qu’un certain nombre aura pris une retraite définitive.
Plusieurs auraient pris leur retraite de toutes façons au cours des deux dernières années. Mais nous soupçonnons que d’autres auront pu prendre leur retraite plus tôt qu’ils ne l’auraient fait autrement en raison des gains énormes réalisés par le marché boursier américain depuis début 2020. L’indice S&P 500 a clôturé l’année 2021 en hausse de 47 % par rapport à début 2020. Cela aura fait grimper la valorisation des retraites et des autres investissements. Les prix de l’immobilier ont également augmenté de 28 %, ce qui a profité à tous ceux qui souhaitent emprunter sur la valeur de leur maison ou emménager dans un logement plus petit pour financer leur retraite. Parmi les plus de 55 ans qui ont quitté la population active, 95 % disent ne plus vouloir travailler.
Ce qu’il faut retenir, c’est que même si le taux de participation augmente, le nombre de travailleurs disponibles restera probablement bien inférieur au nombre d’emplois vacants.
Le variant Omicron pourrait-il réduire la demande de travailleurs ? Selon notre scénario de base, toute perturbation économique causée par le variant Omicron devrait être relativement brève étant donné la rapidité de sa propagation et le fait que la proportion de cas hospitalisés semble être plus faible que lors des vagues précédentes. La prochaine mise sur le marché de pilules antivirales qui réduisent les hospitalisations des personnes infectées devrait également contribuer à limiter la durée d’une potentielle perturbation économique importante.
Les entreprises connaissent désormais la rapidité avec laquelle la demande peut rebondir et la difficulté qu’elles ont à embaucher en ce moment. Si elles sont convaincues que toute perturbation économique sera probablement de courte durée, nous pensons qu’elles seront beaucoup moins disposées à licencier des travailleurs qu’elles ne l’étaient au début de la pandémie. Nous en déduisons que toute réduction des tensions sur le marché du travail due au variant Omicron ne sera probablement que temporaire.
Il n’y a pas qu’aux États-Unis que le marché du travail semble tendu. Au Royaume-Uni, le régime de chômage technique a permis de préserver l’emploi de manière spectaculaire. À un moment donné en 2020, près d’un tiers des travailleurs du secteur privé britannique étaient en arrêt de travail, et pourtant la mise au chômage technique étant maintenant terminée, le taux de chômage n’est que très légèrement supérieur à ce qu’il était avant la pandémie. Diverses enquêtes auprès des entreprises (Graphiques 2 et 3) indiquent également un marché du travail tendu. Les contrôles à l’immigration après le Brexit pourraient également limiter la capacité des entreprises à pourvoir des postes avec des travailleurs européens.
Graphique 2 : Enquête auprès des agents de la Banque d’Angleterre – Difficultés de recrutement
Résultats de l’enquête
Source : Banque d’Angleterre, J.P. Morgan Asset Management. Guide des marchés - Royaume-Uni & Europe. Données au 31 décembre 2021.span>
Graphique 3 : Enquête de la CBI au Royaume-Uni – Facteurs limitant la production
% des sondés
Source : CBI, Refinitiv Datastream, J.P. Morgan Asset Management. Guide des marchés - Royaume-Uni & Europe. Données au 31 décembre 2021.
En Europe, on observe généralement plus d’inertie dans l’évolution des salaires car les accords salariaux sont souvent conclus sur une base pluriannuelle. Par ailleurs, nous disposons de données moins détaillées et moins récentes pour surveiller la situation qu’aux États-Unis et au Royaume- Uni. Cependant, les risques sont évidents : les entreprises signalent des difficultés à recruter les travailleurs dont elles ont besoin (Graphique 4).
Et les responsables politiques, sous pression en raison de la hausse du coût de la vie, semblent être favorables à une augmentation des salaires. En effet, en novembre dernier, le Parlement européen a publié un projet de directive sur le salaire minimum qui vise à fixer des exigences minimales aux travailleurs et à leurs familles. Cela peut prendre la forme d’un salaire minimum légal ou permettre aux travailleurs de négocier leurs salaires avec leurs employeurs par le biais de négociations collectives. Le nouveau gouvernement allemand a déjà présenté une proposition d’augmentation de 22 % du salaire minimum, qui concernerait directement environ un cinquième de la main-d’oeuvre allemande.
Graphique 4 : Enquêtes de conjoncture en zone euro – La maind’oeuvre limite la production
% des sondés
Source : Commission européenne, Refinitiv Datastream, J.P. Morgan Asset Management. Guide des marchés - Royaume-Uni & Europe. Données au 31 décembre 2021.
Conclusion
Nous constatons que les marchés du travail semblent particulièrement tendus deux ans seulement après le début de la pandémie, en particulier aux États-Unis et au Royaume-Uni. Ces tensions pourraient entraîner des hausses de salaires plus substantielles et plus durables que celles observées lors du cycle précédent. À moins qu’elle ne s’accompagne de gains de productivité plus importants, la hausse des salaires aura pour effet de maintenir l’inflation sous-jacente au-dessus de son objectif plus durablement que ne l’anticipent actuellement les investisseurs et les banques centrales. Dans la troisième partie, nous examinerons les meilleures options à la disposition des investisseurs parmi l’ensemble des classes d’actifs afin de protéger leur capital.
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