Décryptage des mécanismes économiques de la crise énergétique en Europe
La flambée des prix du gaz a fait grimper en flèche les prix de l'électricité, mais les mesures de soutien budgétaire permettront de ne pas répercuter intégralement les coûts de l'énergie sur les ménages.
Alors que l’hiver approche, l'Europe est confrontée à une crise énergétique qui ne cesse de s'intensifier. La dépendance de la région à l'égard des livraisons de gaz en provenance de Russie est source d'importantes vulnérabilités sur le plan économique, et l’impact des perturbations d’approvisionnement se fait déjà sentir. Dans cet article, nous avons pour objectif de proposer une grille de lecture permettant de mieux cerner les implications d'un choc énergétique, en abordant les points suivants :
la sensibilité des pays aux perturbations de l'approvisionnement
les options pour diversifier l'offre et réduire la demande
les réponses budgétaires et monétaires potentielles des responsables politiques
les conséquences sur les bénéfices des entreprises
Évaluer les vulnérabilités
Trois indicateurs sont essentiels pour comprendre les risques auxquels sont confrontés les pays européens en matière de gaz : la dépendance à l'égard des importations russes, la part du gaz dans le mix énergétique et les capacités de stockage. L'Union européenne (UE) importait un peu moins de 40 % de son gaz naturel de Russie avant l'invasion de l'Ukraine, même si ce chiffre variait largement selon les pays (cf. Tableau 1) : Si l’Allemagne était le premier importateur de gaz russe en volume l'année dernière, la Belgique et l’Espagne sont en mesure de réduire leur dépendance vis-à-vis de la Russie grâce à leurs terminaux de gaz naturel liquide (GNL). Toutefois, la part du gaz dans le mix énergétique d'un pays peut avoir un impact significatif sur son niveau de risque. Par exemple, plus de 90 % des importations de gaz de la Finlande proviennent historiquement de la Russie, mais il représente moins de 10 % de son mix, ce qui réduit considérablement la vulnérabilité du pays. Enfin, les États membres de l'UE ont nettement renforcé leurs stocks pendant l'été, mais la capacité de stockage pourrait être un facteur pénalisant si elle ne permet pas de couvrir une part significative de la consommation annuelle.
Graphique 1 : Dépendance de certains pays européens aux importations de gaz russe
Source : AGSI, Conseil européen, Eurostat, J.P. Morgan Asset Management. Les données relatives à la consommation datent de 2019 ou de 2020 (les dernières disponibles), la part dans la consommation d'énergie correspond aux niveaux de 2021 et la capacité de stockage à ceux de 2022.
Les sources d'approvisionnement
La diminution des importations de gaz en provenance de Russie observée cette année est le résultat de plusieurs facteurs, qui vont de la mise en place de nouvelles politiques à des ruptures pures et simples d'approvisionnement (Graphique 2). Le plan de la Commission européenne REPowerEU proposé début mars en réponse à l'invasion de l'Ukraine par la Russie, vise à réduire de deux tiers la dépendance de l'Union européenne au gaz russe dès cette année, sans pour autant l'interdire formellement. Les perturbations de l'offre ont commencé pendant l'été lorsque plusieurs pays n’ont plus eu accès aux gazoducs russes après leur refus de payer les livraisons en rouble. Ces derniers jours, la Russie a complètement interrompu les flux du gazoduc Nord Stream 1 (ce qui était considéré comme le pire des scénarios) et déclaré que l'approvisionnement ne reprendra pas complètement tant que les sanctions occidentales liées à l'invasion de l'Ukraine ne seront pas levées.
Graphique 2 : Importations de gaz naturel russe de l’UE
En millions de mètres cubes
Source : Bruegel, J.P.Morgan Asset Management. Données au 31 août 2022.
Les importations de GNL - supérieures à la moyenne - ont permis de combler ce déficit d'approvisionnement au cours de l'été, avec une accélération marquée des flux en provenance des ÉtatsUnis : Sur les sept premiers mois de l'année, les importations européennes en provenance des États-Unis ont atteint une moyenne mensuelle de 6,5 milliards de mètres cubes (mmc), contre 1,9 mmc en 2019 et 2020. Autre facteur - temporaire - ayant stimulé l'offre en faveur de l'Europe, la moindre demande en GNL de la Chine, qui restera probablement faible tant que l'économie chinoise ne se rouvre pas de manière plus nette. Ces importations se sont toutefois révélées couteuses, a fortiori en raison de la dépréciation de 12 % de l'euro par rapport au dollar américain entre janvier et septembre. L’impact des initiatives européennes visant à accroître les capacités de GNL, comme les terminaux flottants de GNL dans les ports néerlandais et allemands, commencera se faire sentir d’ici la fin de l’année, mais leur contribution à l'approvisionnement sera beaucoup plus importante vers la fin 2023.
Des alternatives au gaz naturel se sont également développées, avec plus ou moins de succès. Selon l’Agence internationale de l'énergie (AIE), la consommation de charbon de l'UE augmentera de 7 % en 2022 - alors même que les prix ont atteint de nouveaux sommets historiques en mai 2022 -, en raison de l’accélération de la demande dédiée à la production d'électricité. L'énergie nucléaire représente actuellement près de 25 % de la production d'électricité de l'UE, mais il sera difficile d'augmenter cette proportion, malgré la décision de la Commission européenne en juillet dernier d'inclure cette source de combustible dans la taxonomie environnementale de l'UE. Si la France reste le plus grand adepte de la cause nucléaire, sa production d'électricité est perturbée depuis l’été. La moitié des réacteurs du pays ont en effet été mis hors service pour réaliser des travaux de maintenance retardés par la pandémie et le faible niveau des cours d'eau, qui a eu des répercussions sur les systèmes de refroidissement. L'opposition en Allemagne reste forte, même si deux des trois centrales nucléaires du pays qui devaient être arrêtées à la fin de l'année seront finalement maintenues en veille jusqu'en avril.
L’augmentation de la dépendance à l'égard des autres combustibles fossiles est une conséquence inévitable à court terme de l'abandon précipité du gaz naturel russe, mais à moyen terme une accélération du déploiement des énergies renouvelables devrait offrir une solution au déficit énergétique. L'UE vise désormais un objectif de 45 % d’énergies renouvelables dans son mix énergétique global d'ici 2030, contre 40 % dans les plans précédents et environ 20 % aujourd'hui. Les recommandations du plan REPowerEU qui traitent de la lenteur et de la complexité du processus d'autorisation des grands projets d'énergies renouvelables - qui peut prendre jusqu'à cinq ans - pourraient notamment accélérer sensiblement la transition énergétique.
Freiner la demande
L'UE semble bien partie pour atteindre l’objectif de remplissage de 85 % de sa capacité totale de stockage souterrain de gaz avant l'hiver prochain (Graphique 3). Pourtant, malgré ces progrès, les analyses de scénarios de l'AIE montrent que même si le stockage de gaz atteint 90 % d’ici la fin de l'année, les niveaux de stockage pourraient redevenir dangereusement bas d'ici février 2023 si les livraisons de gaz russe sont interrompues, puisque les importations non russes seraient insuffisantes pour couvrir le déficit. La situation est encore compliquée par la saisonnalité. La capacité de stockage de l'UE représente environ 27 % de la consommation annuelle moyenne, mais plus de 55 % de la demande annuelle de gaz est généralement consommée entre novembre et mars, et les infrastructures permettant de transférer le gaz d'ouest en est au sein de l'Union sont insuffisantes. Si les capacités de stockage retombent en deçà de leur moyenne pour survivre à l'hiver, le réapprovisionnement pendant l'été 2023 pourrait être particulièrement difficile, surtout si la demande asiatique de GNL rebondit. Le risque de nouvelles mesures de réduction de la demande, notamment un rationnement de l'énergie pour l'industrie, est désormais évident.
Graphique 3 : Stocks de gaz naturel de l’UE
% des capacités
Source : Bloomberg, Gas Infrastructure Europe, J.P. Morgan Asset Management. Données au 31 août 2022.
Un examen plus détaillé de la demande de gaz par secteur permet de mieux anticiper les futures mesures des autorités. Les entreprises manufacturières et les ménages sont à l’origine d'environ 40 % chacun de la demande annuelle de gaz, le secteur des services représentant une grande partie de la demande résiduelle. Pourtant, si les prix élevés ont réduit la demande industrielle pendant l'été, il sera beaucoup plus compliqué de limiter la consommation totale pendant l'hiver, lorsque la demande de chauffage des ménages augmentera.
L'UE a annoncé vouloir réduire sa consommation de 15 % par rapport à une moyenne sur cinq ans, même si les exemptions accordées à certains pays ramèneront probablement la réduction effective de la demande aux alentours de 10 %. Les États membres ont pour instruction de privilégier les mesures n'affectant pas la disponibilité du gaz pour les ménages ou les services de base. L'Allemagne appelle de ses vœux des mesures de rationnement de l'énergie en Europe, tandis que les initiatives lancées à ce jour dans d'autres pays européens reposent plus généralement sur le volontariat.
Jusqu'à présent, l’envolée des prix de l'énergie a été le principal obstacle à la demande des entreprises, mais en l'absence d'une amélioration significative des livraisons de gaz au cours des prochains mois, un rationnement de l'énergie est tout à fait envisageable. Le secteur chimique, qui représente plus de 35 % de la demande industrielle, semble particulièrement vulnérable.
Ajustement des politiques
Comme la flambée des prix du gaz a fait grimper en flèche ceux de l'électricité, les États sont soumis à des pressions croissantes et se voient réclamer des mesures de soutien pour les ménages et les consommateurs (Graphique 4). Le lien entre les prix du gaz et de l'électricité est dû au système de « tarification marginale » en vigueur, selon lequel les prix de l'électricité sont fixés par la centrale la plus chère (et souvent alimentée au gaz) appelée à répondre à la demande à un moment donné. L'ampleur de la hausse des prix est difficilement compréhensible. De fait, les prix de l'électricité à puissance constante (baseload) pour 2023 en Allemagne ont atteint près de 1 000 euros par mégawattheure (MWh) au plus fort du mois d'août, soit une hausse de plus de 700 % depuis le début de l'année, et contre une moyenne de 71 euros par MWh au premier semestre de 2021. En l'absence d’un ajustement des politiques, les factures d'énergie des ménages pourraient représenter 30 % de leur revenu disponible si l’on se fie aux prix au comptant (spot) actuels, soit trois fois plus que la définition habituelle de la « précarité énergétique ».
Graphique 4 : Factures d’énergie des ménages en Europe
Facture annuelle moyenne des ménages en EUR/GBP ; les chiffres indiquent le pourcentage d'augmentation depuis le début de 2020
Source : Jefferies, J.P. Morgan Asset Management. À titre d’illustration uniquement. Données au 31 août 2022.
Les consommateurs européens vont passer un hiver difficile, même si les mesures de soutien budgétaire permettront de ne pas répercuter intégralement les coûts de l'énergie sur les ménages (Tableau 5), ce qui devrait atténuer quelque peu l'impact sur la croissance. Pour plus de clarté, les chiffres du graphique ci-dessus ne correspondent pas au prix que les clients devront payer, mais plutôt à un calcul mécanique qui suppose l'absence d'intervention des États et aucune réaction de la demande. L'ampleur et les modalités des aides financières varieront selon les pays, les politiques énergétiques étant généralement pilotées au niveau national. Nous notons toutefois, à l’heure où nous rédigeons ces lignes, que le soutien en faveur d'un plafonnement des prix à l'échelle européenne prend de l'ampleur. La nature des mesures va également créer des divergences significatives en matière d'inflation dans la région, car le fait d’accorder des aides financières aux consommateurs tout en laissant les factures d'énergie augmenter pourrait donner lieu à des taux d'inflation très éloignés de ceux résultant d'un plafonnement des coûts de l'électricité. Les incertitudes entourant ces dispositifs de soutien expliquent en grande partie le large éventail des prévisions d'inflation déconcertantes pour les mois à venir.
Les mesures de soutien à l'industrie, jusqu'à présent moins généralisées, cherchent souvent à réduire les taxes sur les factures d'énergie qui servaient à encourager les entreprises grandes consommatrices d'énergie à accroître leur efficacité en la matière. C’est en France qu’ont été mises en place certaines des mesures les plus protectrices à ce jour. Si des mesures de rationnement plus importantes sont nécessaires cet hiver, nous pensons que les industries les plus touchées verront leurs aides augmenter en conséquence, ce qui permettra d'amortir l’impact sur la croissance.
Graphique 5 : Mesures de soutien des États aux ménages
Mesures annoncées au 8 septembre 2022
Source : J.P. Morgan Asset Management, 8 septembre 2022.
Contrairement aux États, la Banque d'Angleterre et la Banque centrale européenne (BCE) ne seront guère en mesure de soutenir les économies compte tenu de l'inflation galopante. L'activité économique ayant été plus dynamique que prévu au cours de l'été, notre scénario de base prévoit de nouvelles hausses de taux à l'automne, tant au Royaume-Uni que dans la zone euro. Malgré la très forte probabilité d'une récession en 2023, il sera difficile pour ces deux banques centrales de changer de cap tant qu'elles ne constateront pas que l'inflation se rapproche de leur objectif. La tâche de la BCE sera par ailleurs compliquée par l'impact variable des mesures des différents États-membres, décrites dans le Tableau 5.
Conséquences sur les bénéfices
Selon les prévisions actuelles, les bénéfices des entreprises européennes devraient augmenter de plus de 17 % en 2022 (contre un peu moins de 6 % en début d’année), avec un impact marqué du secteur de l'énergie et de la dépréciation des devises, qui accroît la valeur des bénéfices réalisés à l’étranger (Graphique 6). Nous tablons toutefois sur un fléchissement des prévisions de bénéfices car les analystes vont commencer à tenir compte de la détérioration des perspectives macroéconomiques.
Au niveau sectoriel, les bénéfices du secteur européen des matériaux semblent particulièrement vulnérables aux perturbations du secteur du gaz, les entreprises chimiques représentant environ la moitié du secteur. Certaines sociétés du secteur de la consommation pourraient également voir leurs bénéfices baisser car l’envolée des prix de l'énergie freine la consommation et augmente le coût des matériaux synthétiques utilisés dans les produits de soins personnels. Le secteur de l'alimentation et des boissons est aussi très tributaire du gaz naturel, utilisé tout au long de la chaîne de valeur.
Graphique 6 : Variation depuis le début de l'année des prévisions de croissance des bénéfices en 2022 de l’indice MSCI Europe, par secteur
En points de pourcentage
Source : MSCI, Refinitiv Datastream, J.P. Morgan Asset Management. Données au 31 août 2022.
Les entreprises du secteur de l'énergie sont naturellement les plus exposées à la hausse des prix du gaz naturel, mais l'impact sur les services aux collectivités européens pourrait varier considérablement au sein du secteur. L’essor des énergies renouvelables bénéficiera à terme à celles qui y sont fortement exposées, tandis que les autres pâtiront du plafonnement des prix imposé par les États.
Si les bénéfices des entreprises européennes finissent par baisser, les valorisations relativement modestes pourraient atténuer l'impact sur les cours de bourse. Les valorisations de l'indice MSCI Europe ex-UK oscillent toujours autour de leurs moyennes sur 20 ans, mais par rapport aux États-Unis, elles s’approchent désormais des niveaux observés pour la dernière fois au plus fort de la crise financière de 2008-2009, ce qui tend à montrer que l’essentiel des mauvaises nouvelles est déjà « intégré dans les prix ». Qu’il s’agisse des leaders mondiaux basés en Europe peu sensibles à la conjoncture économique de la région ou des entreprises jouant un rôle majeur dans la transition écologique, les investisseurs devront surveiller de près les opportunités qui apparaîtront à moyen terme, au cours d'un hiver qui s’annonce difficile.
Synthèse
Les responsables politiques européens auront besoin d’un coup de pouce du destin mais aussi de perspicacité pour éviter une grave crise énergétique dans les mois à venir. Les prix record du gaz sont déjà en train de réduire la demande dans tous les secteurs, mais d'autres mesures visant à freiner la demande seront probablement nécessaires si les livraisons russes n'augmentent pas. L’accroissement de la demande de combustibles fossiles est inévitable pour assurer la sécurité énergétique à court terme, mais nous pensons que cette crise finira par stimuler le déploiement des énergies renouvelables à moyen terme. Les politiques de soutien auront pour objectif d’atténuer l'impact sur la croissance, mais cette responsabilité incombera aux États, les banques centrales étant aux prises avec une inflation galopante. L’impact sur la croissance va entraîner des révisions à la baisse des bénéfices, mais les multiples de valorisation suggèrent qu'au moins une partie des risques en lien avec le gaz est déjà intégrée dans les prix des actions.